Psychologie

Qu'est-ce qui nous différencie des (autres) animaux ? Beaucoup moins qu'on ne le pense, estime le primatologue Frans de Waal. Il nous invite à apaiser l'orgueil pour mieux voir à la fois notre essence animale et la structure de la nature.

Conscience de soi, coopération, moralité… On pense généralement que c'est ce qui fait de nous des êtres humains. Mais seules les recherches menées par des biologistes, des éthologues et des neuroscientifiques détruisent lentement ces croyances chaque jour. Frans de Waal est de ceux qui prouvent régulièrement les capacités exceptionnelles des grands primates (qui sont au centre de ses intérêts scientifiques), mais pas seulement.

Corbeaux, campagnols, poissons, tous les animaux trouvent en lui un observateur si attentif qu'il ne lui viendrait jamais à l'esprit de dire que les animaux sont stupides. Poursuivant la tradition de Charles Darwin qui, au XIXe siècle, soutenait que la différence entre le cerveau humain et le cerveau animal est quantitative, mais pas qualitative, Frans de Waal nous invite à cesser de nous considérer comme des êtres supérieurs et à nous voir enfin tels que nous sommes réellement. sont — des espèces biologiques apparentées à toutes les autres.

Psychologies : Vous avez étudié toutes les données disponibles sur l'esprit des animaux. Qu'est-ce que l'esprit de toute façon ?

France de Vaal : Il y a deux termes - l'esprit et la capacité cognitive, c'est-à-dire la capacité de gérer l'information et d'en tirer profit. Par exemple, la chauve-souris dispose d'un puissant système d'écholocalisation et utilise les informations qu'elle fournit pour naviguer et chasser. La capacité cognitive, étroitement liée à la perception, est présente chez tous les animaux. Et l'intelligence signifie la capacité de trouver des solutions, en particulier pour de nouveaux problèmes. On le retrouve chez les animaux à gros cerveaux, et aussi chez tous les mammifères, oiseaux, mollusques…

Vous citez beaucoup d'ouvrages qui prouvent l'existence de l'esprit chez les animaux. Pourquoi donc l'esprit des animaux est-il si peu étudié, pourquoi n'est-il pas reconnu ?

La recherche animale au cours des cent dernières années a été menée en ligne avec deux grandes écoles. Une école, populaire en Europe, a essayé de tout réduire à l'instinct ; un autre, comportementaliste, répandu aux États-Unis, a déclaré que les animaux sont des créatures passives et que leur comportement n'est qu'une réaction à des stimuli externes.

Le chimpanzé a pensé à assembler les boîtes pour atteindre la banane. Qu'est-ce que ça veut dire? Qu'il a de l'imagination, qu'il est capable de visualiser la solution à un nouveau problème. Bref, il pense

Ces approches trop simplifiées ont leurs adeptes à ce jour. Néanmoins, dans les mêmes années, des pionniers d'une nouvelle science apparaissent. Dans la célèbre étude de Wolfgang Köhler il y a cent ans, une banane était suspendue à une certaine hauteur dans une pièce où des boîtes étaient éparpillées. Le chimpanzé a deviné de les assembler pour arriver au fruit. Qu'est-ce que ça veut dire? Qu'il a de l'imagination, qu'il est capable de visualiser dans sa tête la solution à un nouveau problème. En bref : il pense. C'est incroyable!

Cela a choqué les scientifiques de l'époque qui, dans l'esprit de Descartes, croyaient que les animaux ne pouvaient pas être des êtres sensibles. Quelque chose n'a changé qu'au cours des 25 dernières années, et un certain nombre de scientifiques, dont moi-même, ont commencé à se poser non pas la question "Les animaux sont-ils intelligents ?", mais "Quel type d'esprit utilisent-ils et comment ?".

Il s'agit de s'intéresser vraiment aux animaux, pas de les comparer à nous, n'est-ce pas ?

Vous signalez maintenant un autre gros problème : la tendance à mesurer l'intelligence animale selon nos normes humaines. Par exemple, nous découvrons s'ils peuvent parler, ce qui implique que si oui, alors ils sont sensibles, et sinon, cela prouve que nous sommes des êtres uniques et supérieurs. C'est incohérent ! Nous prêtons attention aux activités pour lesquelles nous avons un don, en essayant de voir ce que les animaux peuvent faire contre lui.

L'autre voie que vous suivez s'appelle-t-elle la cognition évolutive ?

Oui, et il s'agit de considérer les capacités cognitives de chaque espèce comme le produit d'une évolution liée à l'environnement. Un dauphin vivant sous l'eau a besoin d'une intelligence différente de celle d'un singe vivant dans les arbres ; et les chauves-souris ont des capacités de géolocalisation étonnantes, car cela leur permet de naviguer sur le terrain, d'éviter les obstacles et d'attraper des proies ; les abeilles sont inégalées pour localiser les fleurs…

Il n'y a pas de hiérarchie dans la nature, elle se compose de nombreuses branches qui s'étendent dans des directions différentes. La hiérarchie des êtres vivants n'est qu'une illusion

Chaque espèce a sa propre spécialisation, il est donc insensé de se demander si un dauphin est plus intelligent qu'un singe ou qu'une abeille. Nous ne pouvons en tirer qu'une seule conclusion : dans certains domaines, nous ne sommes pas aussi capables que les animaux. Par exemple, la qualité de la mémoire à court terme des chimpanzés est bien supérieure à la nôtre. Alors pourquoi devrions-nous être les meilleurs en tout ?

Le désir d'épargner l'orgueil humain entrave le progrès de la science objective. Nous avons l'habitude de penser qu'il existe une hiérarchie unique des êtres vivants, qui s'étend de tout en haut (les humains, bien sûr) jusqu'en bas (les insectes, les mollusques ou je ne sais quoi d'autre). Mais dans la nature il n'y a pas de hiérarchie !

La nature se compose de nombreuses branches qui s'étendent dans des directions différentes. La hiérarchie des êtres vivants n'est qu'une illusion.

Mais alors qu'est-ce qui caractérise l'homme ?

Cette question même explique une grande partie de notre approche anthropocentrique de la nature. Pour y répondre, j'aime utiliser l'image d'un iceberg : sa plus grande partie sous-marine correspond à ce qui unit toutes les espèces animales, nous compris. Et sa partie hors de l'eau beaucoup plus petite correspond aux spécificités d'une personne. Les humanités se sont toutes jetées sur ce tout petit morceau ! Mais en tant que scientifique, je m'intéresse à tout l'iceberg.

Cette recherche du « purement humain » n'est-elle pas liée au fait qu'il faut justifier l'exploitation des animaux ?

C'est très possible. Avant, quand nous étions chasseurs, nous étions obligés d'avoir un certain respect pour les animaux, car tout le monde se rendait compte à quel point il était difficile de les traquer et de les attraper. Mais être agriculteur, c'est différent : on garde les animaux à l'intérieur, on les nourrit, on les vend… Il est fort probable que notre idée dominante et primitive des animaux en découle.

L'exemple le plus évident de là où les humains ne sont pas uniques est l'utilisation d'outils…

Non seulement un certain nombre d'espèces les utilisent, mais beaucoup en fabriquent, bien que cela ait longtemps été considéré comme une propriété purement humaine. Par exemple : les grands singes sont présentés avec un tube à essai transparent, mais comme il est solidement fixé en position verticale, ils ne peuvent pas en extraire les cacahuètes. Au bout d'un certain temps, certains singes décident d'aller chercher de l'eau à une source voisine et de la recracher dans un tube à essai pour que la noix flotte.

C'est une idée très ingénieuse, et ils n'ont pas été formés à le faire : ils doivent imaginer l'eau comme un outil, persévérer (faire plusieurs allers-retours à la source, si nécessaire). Face à la même tâche, seuls 10 % des enfants de 50 ans et XNUMX % des enfants de XNUMX ans ont la même idée.

Une telle épreuve demande aussi une certaine maîtrise de soi…

On a souvent tendance à penser que les animaux n'ont que des instincts et des émotions, alors que les humains peuvent se contrôler et penser. Mais il n'arrive tout simplement pas que quelqu'un, y compris un animal, ait des émotions et n'ait aucun contrôle sur elles ! Imaginez un chat qui voit un oiseau dans le jardin : s'il suit immédiatement son instinct, il foncera droit devant et l'oiseau s'envolera.

Les émotions jouent un rôle décisif dans le monde humain. Alors ne surestimons pas notre santé mentale

Elle a donc besoin de retenir un peu ses émotions pour s'approcher lentement de sa proie. Elle est même capable de se cacher derrière un buisson pendant des heures, attendant le bon moment. Autre exemple : la hiérarchie dans la communauté, prononcée chez de nombreuses espèces, comme les primates, repose précisément sur la suppression des instincts et des émotions.

Connaissez-vous le test de la guimauve ?

L'enfant est assis dans une pièce vide à table, des guimauves sont placées devant lui et on dit que s'il ne la mange pas tout de suite, il en aura bientôt une autre. Certains enfants savent se contrôler, d'autres pas du tout. Ce test a également été réalisé avec de grands singes et des perroquets. Ils sont tout aussi doués pour se contrôler – et certains le sont tout aussi mal ! - comme des enfants.

Et cela inquiète de nombreux philosophes, car cela signifie que les humains ne sont pas les seuls à avoir de la volonté.

L'empathie et le sens de la justice ne sont d'ailleurs pas que parmi nous...

C'est vrai. J'ai fait beaucoup de recherches sur l'empathie chez les primates : ils réconfortent, ils aident... Quant au sens de la justice, il est soutenu, entre autres, par une étude où deux chimpanzés sont encouragés à faire le même exercice, et quand ils réussissent , l'un reçoit un raisin sec et l'autre un morceau de concombre (ce qui, bien sûr, est aussi bon, mais pas si savoureux !).

Le deuxième chimpanzé découvre l'injustice et se déchaîne en jetant le concombre. Et parfois, le premier chimpanzé refuse les raisins secs jusqu'à ce que son voisin reçoive également un raisin sec. Ainsi, l'idée que le sens de la justice est le résultat d'une pensée linguistique rationnelle semble erronée.

Apparemment, de telles actions sont associées à la coopération : si vous n'obtenez pas autant que moi, vous ne voudrez plus coopérer avec moi, et donc cela me blessera.

Et la langue?

De toutes nos capacités, celle-ci est sans aucun doute la plus spécifique. Le langage humain est hautement symbolique et le résultat d'un apprentissage, tandis que le langage animal est constitué de signaux innés. Cependant, l'importance de la langue est largement surestimée.

On a considéré qu'il est nécessaire pour la pensée, la mémoire, la programmation du comportement. Maintenant, nous savons que ce n'est pas le cas. Les animaux sont capables de prévoir, ils ont des souvenirs. Le psychologue Jean Piaget a soutenu dans les années 1960 que la cognition et le langage sont deux choses indépendantes. Les animaux le prouvent aujourd'hui.

Les animaux peuvent-ils utiliser leur esprit pour des actions qui ne sont pas liées à la satisfaction des besoins vitaux ? Par exemple, pour la créativité.

Dans la nature, ils sont trop occupés par leur survie pour se livrer à de telles activités. Tout comme les gens l'ont fait pendant des milliers d'années. Mais une fois que vous avez le temps, les conditions et l'esprit, vous pouvez utiliser ce dernier d'une manière différente.

Par exemple, pour jouer, comme le font de nombreux animaux, même les adultes. Ensuite, si nous parlons d'art, il y a des œuvres qui montrent la présence d'un sens du rythme, par exemple chez les perroquets ; et les singes se sont avérés très doués pour la peinture. Je me souviens, par exemple, du chimpanzé du Congo, dont Picasso a acheté le tableau dans les années 1950.

Alors faut-il arrêter de penser en termes de différences entre humains et animaux ?

Tout d'abord, nous devons parvenir à une compréhension plus précise de ce qu'est notre espèce. Au lieu de le voir comme un produit de la culture et de l'éducation, je le vois plutôt dans une perspective progressiste : nous sommes avant tout des animaux très intuitifs et émotifs. Raisonnable?

Parfois oui, mais qualifier notre espèce de sensible serait une erreur de jugement. Il suffit de regarder notre monde pour voir que les émotions y jouent un rôle décisif. Ne surestimons donc pas notre caractère raisonnable et « exclusif ». Nous sommes inséparables du reste de la nature.

Soyez sympa! Laissez un commentaire