L'éducation familiale ou le retour des « Enfants libres de Summerhill »

 Il y a beaucoup de choses que vous pouvez faire à la maison. Accoucher, par exemple, un sujet très tendance. Eduquez aussi vos enfants, comme le raconte un très joli film intitulé "Être et devenir" qui sortira en salles en mai prochain. Réalisé par Clara Bellar, comédienne, chanteuse, ce documentaire relate l'expérience de familles françaises, américaines, anglaises ou allemandes qui ont toutes choisi de ne pas envoyer leurs enfants à l'école.  Ces parents pratiquent l'éducation familiale, pas l'enseignement à domicile. La différence ? Ils ne suivent aucun programme officiel, n'obligent pas leurs enfants à des heures de cours précises, ne se transforment pas en enseignants. Aucun apprentissage extérieur n'est imposé à l'enfant. C'est lui qui décide d'apprendre à lire, de se passionner pour les mathématiques, d'approfondir ses connaissances en histoire et géographie. Chaque situation du quotidien est vue comme une occasion d'apprendre.

Absence de gavage

L'ennemi c'est le gavage, la pression, les grades. Les mots clés qui ponctuent le film sont : liberté, autonomie, désir, motivation, épanouissement. Bien entendu, référence est faite à plusieurs reprises au livre phare des pédagogies alternatives des années 70, « Free Children of Summerhill ». Le réalisateur cite un chercheur britannique en sciences de l'éducation, Roland Meighan : « Il va falloir mettre un terme à la domination et à son flot incessant d'enseignements non sollicités. Il faudra reconnaître que, dans une démocratie, apprendre par contrainte signifie endoctrinement, et que l'éducation ne peut être qu'apprendre par invitation et par choix. »

Toutes les familles ne sont pas propices à l'apprentissage

Ce modèle pédagogique suscite, et c'est tout à fait normal, l'étonnement, la méfiance et même de vives critiques. L'enseignement à domicile fait l'objet d'une attention soutenue du public car il peut faciliter le contrôle sectaire. On sait aussi que la première source de danger pour un enfant est malheureusement, trop souvent, sa famille, même s'il n'y a aucune raison pour que la maltraitance soit plus fréquente chez les « non scolarisés » que chez les enfants. autres. Cela pourrait simplement passer inaperçu.  On retrouve aussi en toile de fond dans le discours des pro « éducation familiale » l'idée que l'école est un outil d'asservissement des personnes qui n'auraient d'autre objectif que de faire des citoyens dociles. Cette théorie d'une école confiscatoire qui cherche à déposséder les parents de leur rôle d'éducateurs connaît actuellement un grand succès, relayée par la Manif pour Tous et l'initiatrice de la "Journée du retrait de l'école", Farida Belghoul (qui pratique elle-même l'école à domicile) . Pourtant, pour des milliers d'enfants, voire des centaines de milliers d'enfants, dont l'environnement familial n'est pas particulièrement propice aux apprentissages, l'école reste la seule voie de salut, même si cette école serait oppressante et castratrice. .

L'amour peut-il suffire ?

Les parents interrogés par Clara Bellar, livrent un discours intelligent, profond, d'une belle humanité. Le réalisateur les décrit comme des libres penseurs. En tout cas, pensent-ils, c'est sûr. Ils sont intellectuellement armés pour accompagner leurs enfants, répondre à leurs questions, éveiller leur curiosité, lui permettre de s'épanouir. On imagine ces familles dans un dialogue permanent, avec une parole qui circule en permanence, qui nourrit la fratrie, du bébé de deux mois à l'adolescent de 15 ans. On imagine cette ambiance propice à l'excitation de la découverte.  Ces militants en sont convaincus, il suffit d'être confiant, patient et bienveillant pour que l'enfant grandisse harmonieusement, ait confiance en lui et sache apprendre par lui-même, ce qui fera de lui un adulte épanoui, autonome et libre. "Cela demande juste beaucoup d'amour, c'est à la portée de n'importe quel parent." Si c'était si simple… Encore une fois, beaucoup d'enfants, élevés dans un monde peu stimulant intellectuellement, verront leurs capacités gâchées n'ayant pas été encouragées en dehors de la cellule familiale et seront des adultes tout sauf libres.

Échapper à la pression scolaire

Le film de Clara Bellar n'en reste pas moins passionnant car les questions qu'il soulève sont fondamentales et il force un changement de paradigme. Au cœur de ce documentaire se trouve une réflexion philosophique sur le bonheur. Qu'est-ce qu'un enfant heureux ? Et qu'est-ce que le succès ? A l'heure où le choix du collège puis du lycée est devenu une question de vie ou de mort, où l'orientation en 1ère S puis l'entrée en classe préparatoire sont les seules options possibles pour un bon élève, où la pression scolaire atteint des sommets, le le refus de ces parents d'imposer à leurs enfants cette course épuisante au diplôme le plus rentable paraît soudain très rafraîchissant, pour ne pas dire salutaire. Il fait écho à un passage du livre* que j'ai consacré au Lycée Bergson, un établissement parisien, il y a deux ans. Ouvrage dans lequel j'ai décrypté la mauvaise réputation de cet établissement et le sentiment de déclassement des élèves qui y étaient affectés. Désolé pour cette crise de narcissisme, mais je conclus cette note en m'auto-citant. Voici un extrait d'un des derniers chapitres.

Vous voulez le meilleur pour votre enfant ou lui souhaiter du bonheur

« Quand tombons-nous dans une surpression ? C'est une question récurrente pour moi, surtout avec mon fils aîné, 7 ans. Je veux que mes enfants réussissent. Je veux pour eux un bon travail, valorisant, épanouissant, bien payé, une position sociale avantageuse. Je veux aussi, avant tout, qu'ils soient heureux, qu'ils s'épanouissent, qu'ils donnent un sens à leur vie. Je veux qu'ils soient ouverts aux autres, attentionnés, empathiques. Je veux en faire des citoyens attentifs à leur prochain, respectueux des valeurs auxquelles je tiens, humanistes, tolérants, réfléchis.

J'ai une idée assez précise de ce que devrait être un étudiant. Je suis très attachée à la cohérence, la volonté, la persévérance, je sais être inflexible dans le respect de la règle, les adultes, et surtout les enseignants, je considère comme une priorité de maîtriser les fondamentaux, grammaire, orthographe, arithmétique, histoire. J'entends transmettre à mes enfants que leur engagement scolaire, leur culture, l'étendue de leurs connaissances garantiront leur liberté future. Mais en même temps j'ai conscience du caractère potentiellement exagéré de mes exigences, j'ai peur de les écraser, d'oublier de leur communiquer le plaisir d'apprendre, la jouissance de savoir. Je m'interroge sur la manière appropriée de les soutenir et de les stimuler tout en préservant leur personnalité, leurs aspirations, leur essence. 

Je veux qu'ils soient insouciants le plus longtemps possible et en même temps préparés à la réalité du monde. Je voudrais qu'ils puissent répondre aux attentes du système car c'est à eux de s'y adapter et non l'inverse, qu'ils ne dépassent pas trop le cadre, qu'ils deviennent ces autonomes, réguliers, étudiants assidus. qui facilitent la vie des enseignants et des parents. Et en même temps, j'ai constamment peur de bouleverser l'être humain qu'ils sont en train de devenir, tout comme les gauchers l'ont été jadis en les forçant à écrire de la main droite. J'aimerais que mon aîné, mon petit garçon rêveur, toujours déconnecté du groupe, prenne ce que l'école a de mieux à lui offrir : un savoir libre, désintéressé, presque vain, universaliste, la découverte de l'altérité et de ses limites. Plus que tout peut-être je rêve qu'il apprenne pour le plaisir et pas pour devenir cadre supérieur, pas pour éviter le chômage, parce qu'alors il apprendra n'importe où, donc je n'aurai pas peur pour lui, alors, à Bergson ou à Henri IV il le fera donner le meilleur de lui-même. Le meilleur à ce jour. "

* Jamais dans ce lycée, éditions François Bourin, 2011

Soyez sympa! Laissez un commentaire