Théorie du genre : mettre fin aux idées reçues

La dernière édition de la Manif pour Tous dimanche 2 février en a fait un de ses chevaux de bataille : Non à la théorie du genre. Quelques jours plus tôt, le collectif de la "Journée du retrait de l'école" avait aussi pour cible cette théorie du genre censée être en embuscade derrière le dispositif "l'ABCD de l'égalité". Anne-Emmanuelle Berger, spécialiste des travaux sur le genre, rappelle qu'il n'y a pas de théorie mais des études sur ces questions. Surtout, elle souligne que cette recherche ne vise pas l'indifférenciation sexuelle mais le lien entre sexe biologique et stéréotypes sociaux.

– Peut-on parler d'une théorie du genre ou doit-on parler d'études de genre ?

Il n'y a pas de théorie. Il existe un vaste champ interdisciplinaire de recherche scientifique, les études de genre, qui s'est ouvert il y a 40 ans dans l'université en Occident, et qui va de la biologie à la philosophie en passant par l'anthropologie, la sociologie, l'histoire, la psychologie, la science politique, la littérature, le droit… . Aujourd'hui, les études de genre existent partout dans le monde universitaire. Tous les travaux menés dans ce domaine ne visent pas à proposer des « théories », encore moins Une théorie, mais à enrichir la connaissance et l'explication de la division sociale du féminin et du masculin, des relations entre hommes et femmes, et de leur relation. traitement inégal, à travers les sociétés, les institutions, les époques, les discours et les textes. Nous avons trouvé tout à fait normal, depuis près d'un siècle et demi, de travailler sur l'histoire des classes sociales, leur constitution, leur confrontation, leurs transformations. De même, il est légitime et utile pour la compréhension du monde que les relations entre les femmes et les hommes à travers le temps et les cultures fassent l'objet d'une enquête scientifique.

– Quelles sont les problématiques abordées par ce travail ?

C'est un champ d'investigation très vaste. On part du fait qu'entre les caractéristiques biologiques relatives au sexe (chromosomes, gonades, hormones, anatomie) et les rôles sociaux, il n'y a pas de rapport nécessaire. Aucune caractéristique hormonale, aucune distribution de chromosomes ne destine les femmes aux tâches domestiques et les hommes à la gestion de la sphère publique.  Ainsi, par exemple, au sein des gender studies, nous étudions l'histoire de la division entre sphères politique et domestique, sa théorisation par Aristote, la manière dont elle a marqué l'histoire politique occidentale, sinon mondiale, et ses conséquences sociales. pour les femmes et les hommes. Historiens, philosophes, politologues, anthropologues travaillent ensemble sur cette question, conjuguent leurs données et leurs analyses. De même, il n'y a pas nécessairement de lien entre le sexe biologique et l'adoption d'un comportement ou d'une identité féminine ou masculine, comme on le voit dans de nombreux cas. Chaque individu possède des traits dits « féminins » et « masculins », dans des proportions variables. La psychologie peut en dire des choses et, de fait, la psychanalyse s'intéresse depuis plus d'un siècle à la mise en jeu du féminin et du masculin dans les relations affectives et amoureuses.

Certains datent le début de ce mouvement du « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone De Beauvoir. Qu'est-ce que tu penses?

Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir a joué un rôle inaugural dans l'ouverture de ce champ d'études en France et aux États-Unis. Mais le point de vue de Simone de Beauvoir n'est ni absolument original (on retrouve des formulations similaires chez Freud depuis les années XNUMX), ni incontesté au sein des gender studies qui, comme tout domaine scientifique, n'est pas homogène, et donne lieu à de nombreux débats internes. De plus, nous ne pouvons pas comprendre le sens de cette phrase en dehors de son contexte. Beauvoir ne dit pas, bien sûr, qu'on ne naît pas « femme », et, de fait, elle consacre de longues analyses aux caractéristiques biologiques et anatomiques du corps de la femme. Ce qu'elle dit, c'est que ces caractéristiques biologiques n'expliquent ni ne justifient les inégalités de traitement auxquelles les femmes sont confrontées. En vérité, les premières tentatives pour théoriser l'écart entre le sexe biologique et le genre remontent à 60 ans. Ce sont des médecins américains travaillant sur les phénomènes de l'hermaphrodisme (le fait d'être né avec des caractères sexuels des deux sexes) et du transsexualisme (le fait d'être né mâle ou femelle mais de vivre comme appartenant à un genre qui diverge du sexe de naissance) qui a fourni les premières théorisations dans ce domaine. Ces médecins n'étaient ni subversifs ni féministes. Ils sont partis de l'observation clinique qu'il n'y avait pas nécessairement une coïncidence entre le sexe et le genre chez l'homme. Nous faisons tous nous-mêmes la distinction entre le sexe et le genre d'une manière banale et non théorisée. Quand on dit d'une fille qu'elle se comporte avec tel ou tel respect comme un garçon, et vice versa, on remarque clairement la différence entre le sexe de cette personne et ses traits de caractère. Tout cela montre que le postulat de la coïncidence entre sexe et genre, voire que la répartition des individus sexués en deux genres, ne suffit pas à rendre compte de la complexité humaine. Là où l'opinion non informée donne des réponses simplistes et limitées, les études de genre offrent des formulations plus complexes et plus précises de tous ces phénomènes. C'est le rôle de la science de ne pas reproduire l'opinion.

Y a-t-il des chercheurs expliquant que l'identité de genre n'est que sociale et considère-t-on que ce courant serait une perception à la fin des travaux sur le genre ?

Il y a des chercheurs qui remettent en question l'idée que ce que nous appelons communément le « sexe » est une catégorie basée uniquement sur des critères physiologiques. En effet, lorsqu'on parle des « deux sexes » pour désigner les femmes et les hommes, on fait comme si les individus se réduisaient à leurs caractéristiques sexuelles et l'on attribuait à ces traits qui sont en fait des traits socio-culturels acquis. . C'est contre les effets et les usages socio-politiques de cette réduction abusive que les chercheurs travaillent. Ils croient à juste titre que ce que nous appelons « différence sexuelle » découle trop souvent de distinctions infondées en biologie. Et c'est contre cela qu'ils mettent en garde. L'idée n'est bien sûr pas de nier qu'il existe des différences biologiques sexuelles ou une asymétrie physiologique dans la reproduction. Il s'agit plutôt de montrer que nous prenons, dans nos jugements et notre traitement ordinaire de ces questions, les différences liées au genre (et donc à la position des femmes et des hommes dans les sociétés et les cultures) pour des différences naturelles.. Ce sont ces différences de genre que certains chercheurs souhaiteraient voir disparaître. Mais la discussion est vive, au sein des gender studies, sur la manière dont la biologie et la culture interagissent entre elles, ou sur les effets psychiques produits en nous par l'appréhension des différences corporelles, sachant aussi que l'on découvre aujourd'hui que la biologie elle-même est susceptible à la métamorphose.

Qu'a apporté la neurobiologie au travail sur le genre ? 

Justement, avec des travaux sur le cerveau et la plasticité cérébrale, on peut démontrer, tout d'abord, qu'il n'y a pas de différences significatives entre les cerveaux des hommes et les cerveaux des femmes, telles que les femmes seraient inaptes à tel domaine ou telle réalisation, et En réalité, depuis un siècle, donc depuis l'accès des femmes à tous les niveaux d'enseignement, on assiste à une explosion sans précédent de leur créativité dans les domaines des arts et des sciences ; et surtout nous sommes en train de démontrer qu'il n'y a pas de caractéristiques cérébrales immuables.  Si les cultures humaines sont en constante évolution, et avec elles les rôles de genre, le cerveau est également susceptible de transformation. Le cerveau contrôlant les réactions de tout l'organisme, cela signifie que nous ne pouvons pas simplement profiter d'une nature des femmes et des hommes. Ce dernier n'est pas figé dans ses manifestations et il n'est pas rigidement divisé en deux sexes. Il n'y a pas de déterminisme biologique en ce sens.  

Vincent Peillon ne s'est-il pas trompé en expliquant qu'il n'était pas favorable à la théorie du genre et que les ABCD n'y étaient pour rien ?

Le préambule de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dit que pour réduire les préjugés, il faut réduire l'ignorance. C'est de cela qu'il s'agit avec l'ABCD de l'égalité. La science, quelle qu'elle soit, commence par se poser des questions. Poser des questions sur les stéréotypes de genre est loin d'être suffisant, mais c'est un pas dans cette direction. Quand j'entends ma fille, une collégienne de 14 ans, s'étonner que les insultes échangées par les garçons dans la cour d'école ciblent toujours les mères (« fuck your mother » et ses variantes) et jamais les pères, par exemple, ou quand les institutrices, pour comprendre la distinction entre nom commun et nom propre, demander à leurs élèves de citer des noms « d'hommes célèbres »,  J'me dis qu'oui il y a du boulot à l'école et qu'il faut commencer tôt. Quant à Vincent Peillon, l'erreur qu'il a commise a été d'accréditer l'idée qu'il existe « une » théorie du genre, en déclarant son opposition à celle-ci. Évidemment, lui-même ne connaît pas la richesse et la variété des travaux dans ce domaine.

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