Entretien avec Boris Cyrulnik : « Il faut aider les femmes enceintes, les entourer, ce sont les bébés qui en profiteront ! "

Boris Cyrulnik est neuropsychiatre et spécialiste du comportement humain. Président du comité d'experts sur les « 1000 premiers jours de l'enfant », il a remis début septembre un rapport au président de la République, qui a conduit à une augmentation du congé de paternité à 28 jours. Il revient avec nous sur cinquante années d'étude des liens parents-enfants.

Parents : Avez-vous un souvenir du magazine Parents ?

Boris Cyrulnik : En cinquante ans de pratique, je l'ai souvent lu pour voir à la fois quels sont les problèmes auxquels les parents sont confrontés et pour lire des articles sur les dernières avancées médicales ou sociétales autour de la famille ou des bébés. J'y ai été interrogé deux ou trois fois, à chaque fois lors des avancées médicales. Notamment en 1983, lorsque nous avons démontré pour la première fois que le bébé pouvait entendre les basses fréquences dans l'utérus de la mère dès la 27e semaine d'aménorrhée*. Il faut se rendre compte qu'à l'époque, c'était révolutionnaire ! Cela a dérangé beaucoup de gens pour qui le bébé, jusqu'à ce qu'il parle, ne pouvait rien comprendre.

Comment étaient perçus les bébés à l'époque ?

AVANT JC : Ni plus ni moins que les voies digestives. Il faut comprendre : pendant mes études universitaires, on nous a appris qu'un bébé ne peut pas souffrir parce que (soi-disant) ses terminaisons nerveuses n'avaient pas fini leur développement (!). Jusque dans les années 80 et 90, les bébés étaient immobilisés et opérés sans anesthésie. Pendant mes études et celles de ma femme qui était aussi médecin, nous avons réduit les fractures, les points de suture ou encore enlevé les amygdales chez les bébés de moins d'un an sans aucune anesthésie. Heureusement, les choses ont beaucoup évolué : il y a 10 ans, lorsque j'ai emmené mon petit-fils se faire recoudre l'arc, l'infirmière lui a mis une compresse anesthésiante avant que l'interne vienne faire les points. La culture médicale a également évolué : par exemple, il était interdit aux parents de venir voir les bébés lorsqu'ils étaient hospitalisés, et maintenant on voit de plus en plus de chambres où les parents peuvent rester avec eux. Ce n'est pas encore à 100%, cela dépend de la pathologie, mais on a compris que le nouveau-né avait grand besoin de la présence de la figure d'attachement, que ce soit la mère ou le père.

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Comment ont évolué les parents ?

AVANT JC : Il y a cinquante ans, les femmes avaient des enfants plus tôt. Il n'était pas rare qu'une femme soit déjà mère à 50 ou 18 ans. Et la différence avec maintenant, c'est qu'elle n'était absolument pas seule. La jeune maman était entourée physiquement et émotionnellement de sa famille, qui l'a aidée, lui a servi de relais.

Est-ce quelque chose qui s'est perdu maintenant? N'avons-nous pas perdu notre « environnement naturel », qui serait plutôt proche de la famille élargie ?

AVANT JC : Oui. On observe, notamment grâce aux travaux de Claude de Tychey, qu'il y a de plus en plus de dépression « pré-maternelle », plus qu'après la naissance. Pourquoi ? Une des hypothèses est que la maman qui accouche maintenant a plutôt 30 ans, elle vit loin de sa famille et se retrouve complètement isolée socialement. Quand son bébé naît, elle ne connaît pas les gestes de l'allaitement - elle n'a souvent jamais vu de bébé au sein avant son premier bébé - la grand-mère n'est pas là car elle habite loin et a ses propres activités, et le père s'en va elle seule à reprendre le travail. C'est une très grande violence pour la jeune mère. Notre société, telle qu'elle est organisée, n'est pas un facteur de protection pour la jeune maman… et donc pour le bébé. La mère est plus stressée dès le début de la grossesse. On en voit déjà les conséquences aux États-Unis et au Japon où les bébés sont à 40 % à stresser. D'où la nécessité, selon les travaux de la Commission des 1000 Jours, de laisser la possibilité au père de rester plus longtemps auprès de la mère. (NDLR : c'est ce qu'a décidé le président Macron en allongeant le congé paternité à 28 jours, même si la commission des 1000 jours préconisait 9 semaines.

Comment aider les parents ?

AVANT JC : Nous avons commencé la commission des 1000 jours pour rencontrer le futur couple parental. Pour nous, on ne peut pas s'intéresser aux parents quand la grossesse est déjà en route car il est presque déjà trop tard. Il faut prendre soin du futur couple parental, les entourer et les aider avant même le projet bébé. Une mère isolée socialement sera malheureuse. Elle ne s'amusera pas à être avec son bébé. Il grandira dans une niche sensorielle appauvrie. Cela conduit à son tour à un attachement insécurisant qui handicapera fortement l'enfant par la suite, lorsqu'il entrera à la crèche ou à l'école. L'urgence est donc d'aider les femmes enceintes, de les entourer, car ce sont les bébés qui en bénéficieront. À la commission, nous souhaitons que les pères soient plus présents dans les familles, afin qu'il y ait un meilleur partage des responsabilités parentales. Cela ne remplacera pas la famille élargie, mais sortira la mère de son isolement. La plus grande agression est l'isolement des mères.

Vous insistez pour que les enfants ne regardent aucun écran avant l'âge de 3 ans, mais qu'en est-il des parents ? Devraient-ils également abandonner ?

AVANT JC : En effet, on voit maintenant très clairement qu'un bébé qui a été exposé à beaucoup d'écrans aura des retards de langage, des retards de développement, mais c'est aussi parce que souvent, ce bébé n'aura pas été regardé lui-même. . On avait prouvé, dans les années 80, qu'un bébé qui était surveillé par son père ou sa mère pendant qu'il était nourri au biberon tétait plus et mieux. Ce que l'on observe, c'est que si un père ou une mère passe son temps à regarder son téléphone portable au lieu d'observer l'enfant, l'enfant n'est plus suffisamment stimulé. Cela posera des problèmes d'ajustement aux autres : quand parler, à quel ton. Cela aura des conséquences sur sa vie future, à l'école, avec les autres.

Concernant les violences scolaires ordinaires, la loi sur la fessée a été votée – difficilement – ​​l'année dernière, mais est-ce suffisant ?

AVANT JC : Non, la preuve la plus flagrante est que la loi sur les violences conjugales existe depuis plus longtemps, et que la violence est toujours présente dans les couples, elle augmente alors même que le sexisme augmente. Or, des études ont montré qu'un enfant qui observe des violences entre ses parents verra son développement cérébral complètement altéré. Il en est de même des violences qui s'exercent sur l'enfant, qu'elles soient physiques ou verbales (humiliations, etc.). On sait maintenant que ces attitudes ont des conséquences sur le cerveau. Bien sûr, il fallait interdire ces pratiques, mais maintenant, il faut entourer les parents et les éduquer pour les aider à faire autrement. Ce n'est pas facile quand vous avez été élevé vous-même dans la violence, mais la bonne nouvelle est qu'une fois que vous avez arrêté la violence et rétabli un attachement solide avec votre enfant. , son cerveau – qui produit de nombreuses nouvelles synapses chaque seconde – est capable de se reformater complètement, en 24 à 48 heures. C'est très rassurant, car tout est récupérable. Pour le dire plus simplement, les enfants sont faciles à blesser, mais aussi faciles à réparer.

Si nous regardons dans cinquante ans, pouvons-nous imaginer ce que seront les parents ?

AVANT JC : Dans cinquante ans, on peut imaginer que les parents s'organiseront différemment. L'entraide doit être rétablie au sein de nos sociétés. Pour cela, il faut prendre l'exemple des pays du Nord, comme la Finlande où les parents s'organisent. Ils forment des groupes amicaux de femmes enceintes et de bébés et s'entraident. On peut imaginer qu'en France, ces groupes vont remplacer la famille élargie. Les mères pourraient amener des pédiatres, des sages-femmes, des psychologues dans leurs groupes pour apprendre des choses. Mais surtout, les bébés seraient plus stimulés et les parents se sentiraient plus soutenus et soutenus par une communauté émotionnelle autour d'eux. C'est ce que je veux en tout cas !

* Travaux de Marie-Claire Busnel, chercheuse et spécialiste de la vie intra-utérine, au CNRS.

 

 

 

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